La médecine en sons et lumières

(Ce texte fut écrit en mars 2000. Il reste d'une cruelle actualité)

 L es humains. J'ai du mal à les comprendre. Ils font des efforts insensés pour améliorer des méthodes peu efficaces et rien pour d'autres qui le seraient plus. Par exemple, le développement récent de la médecine par la lumière (lasers, imagerie, etc.) qui ne sert qu'à un champ très restreint, surtout la chirugie, se fait au détriment de la radiologie et du soin par le son, qui ne se développent guère. Pour la radiologie, précisément la radiothérapie, il y a — enfin ! — une évolution : récemment, à l'Institut Pasteur je crois, une équipe développa des techniques « ciblantes » où des molécules faiblement radioactives vont sélectivement se fixer sur les cellules cancéreuses à éliminer ; si elles n'en trouvent pas sur leur chemin elles sont rapidement éliminées ; la destruction de leur hôte signe aussi leur élimination de l'organisme ; ce n'est pas du 100 % mais au moins, on détruit presque uniquement les cellules cibles. C'est même plus élaboré que ça : combiné avec une chimiothérapie bien dosée, on renforce les défenses de l'organisme, ce qui se complète d'un abaissement ciblé du type de cellules à éliminer, améliore l'efficacité de la radiothérapie et l'écourte d'autant ; la combinaison intelligente, réfléchie, concertée de plusieurs méthodes donne souvent d'excellents résultats.

On devrait pouvoir relayer par cette méthode quelques 80 % des traitements chirurgicaux actuels. Avantages : moindre traumatisme, moindres dommages, convalescence plus rapide. Inconvénient : 80 % d'actes chirurgicaux en moins pour les cancers. À je ne sais combien de milliers d'euros l'acte (lequel ne diminue pratiquement pas le coût des autres traitements) ça fait un sacré manque à gagner. Comme les cliniques et hôpitaux recrutent une majorité de leurs chefs de services parmi les chirurgiens, ceux-ci devront choisir entre perdre une part significative de leur pouvoir d'achat et améliorer le sort de leurs malades. On m'excusera de présumer que leur choix ne sera pas celui souhaitable.

Pour comprendre pourquoi, si nous potentiels malades ne faisons rien pour l'imposer, cette méthode a peu de chance de se diffuser significativement avant plusieurs lustres ou décennies, il faut considérer le contexte de la médecine, sa réalité effective, sans considérer la morale : les médecins spécialistes sont des personnes qui, depuis le début de leurs études, vivent dans la compétition perpétuelle, non par amour du métier mais pour « se positionner sur le marché de la médecine », s'imposer pour décrocher les postes de responsabilité les plus en vue ; un chef de service, de clinique est souvent un « cumulard », professeur, « sur-spécialiste » (ici, “chirurgien spécialisé”), affairiste et/ou politique ; une brusque remise en cause des modes actuels de soin ne remettrait pas seulement en cause ce seul secteur de la médecine, somme toute négligeable (!), en ce sens qu'il y a toujours des méthodes de compensation pour ces situations (le chirurgien adaptera ses pratiques, et on adaptera ses barèmes à l'acte), c'est surtout que d'un coup toute la situation de notre chirurgien est déstabilisée : son savoir est en partie disqualifié, de même sa pratique, son statut tend à l'obsolescence (il n'est plus un primus inter pares, ce qui lui valait sa position éminente). Du coup, pour les milieux d'affaire et les politiques, il n'a plus le poids social qui faisait son intérêt, avec rémunération afférente. Et bien, serais-je à la fois chirurgien et responsable dans mon secteur de soins, je ne crois pas que j'aurais envie de promouvoir une solution qui à la fois, comme dit, serait un mieux pour le bien-être de mes patients et, chose non négligeable, diminuerait de beaucoup les coûts liées aux soins des cancers.


P.S. au 19 juin 2017. Depuis la rédaction déjà ancienne de ce texte, presque vingt ans, on peut tristement constater que les choses n'ont guère évolué. J'ai quelque peu chargé les chirurgiens, à l'époque mais, et c'est un peu lisible dans le texte, ils s'agit d'un problème plus latge, l'organisation générale de la médecine dans un bon nombre des pays développés, qu'on peut décrire comme « industrielle », cela à tous les niveaux. La médecine comme processus social global est réellement structurée comme une industrie, et précisément comme une industrie lourde, ce qui implique l'existence d'un grand nombre d'intermédiaires dont le rôle effectif dans le processus « relation (para)médecin-malade ) est au mieux nul, souvent négatif (coûte plus qu'il ne rapporte, empêche la réalisation simple de cette relation). Très clairement, c'est le maintien de cette structure devenue largement obsolète qui fait que le coût du système de santé augmente plus vite que son efficacité et que les changements de pratiques qui induiraient un changement structurel sont freinées, pour la raison même qu'ils emettent en cause cette structure. Et malheureusement, contre leur intérêt même les patients réclament la présrvation de la structure...